chapitre IV

Pour pénétrer dans Purple Station il dut attendre deux jours près du sas d’accès. Les autorités ne se rendirent pas tout de suite à l’évidence, et il fallut que la couche de glace commence à s’épaissir et opacifie la lumière pour que l’on découvre que l’une des tribus de Roux avait réussi à s’enfuir, en creusant un tunnel dans la glace sous l’épaisse haie d’épineux en plastique. Lien Rag fit cette découverte avant les hommes de la Sécurité mais ne l’utilisa pas pour partir à la poursuite de Jdrou et des siens. Il profita de la ruée des forces de sécurité en dehors du sas et de la pagaille qui s’ensuivit pour revenir dans la chaleur de la cité avec Jdrien qu’il portait attaché autour de son cou. L’enfant, heureusement, était d’un naturel paisible et curieux, ouvrant sur le monde de grands yeux surpris malgré son bas âge.

L’ex-glaciologue jugea inutile de s’attarder dans la ville et prit le premier train qui roulait vers le nord, un express non prioritaire, dont le tarif était moins élevé que l’express rapide. D’autre part il put louer une couchette tout en sachant qu’il obtiendrait de la nourriture, des boissons chaudes pour le prix du billet. Avant le départ il acheta un pyjama pour lui, des affaires pour l’enfant, s’installa. Lorsque le train commença à rouler il était toujours seul dans son compartiment. Son wagon devait être rattaché à un autre convoi en gare de River Station, capitale de la 17e Province. Il y avait vécu autrefois dans le palais du gouverneur Sadon et de sa fille Floa dont il était l’amant. Dans la bibliothèque du palais il avait découvert des documents sur l’origine des Hommes Roux qui étaient nés des manipulations d’un généticien : Oun Fouge.

À River Station il évita de mettre les pieds sur les quais car il pouvait être reconnu à tout instant. Un couple vint s’installer dans le compartiment. Avant toute chose ils allèrent se mettre en pyjama et robe de chambre dans le vestiaire qui se trouvait près de la salle de bains. La femme était assez grosse et jetait sur le bébé des regards attendris. Elle demanda si elle pouvait le prendre dans ses bras et Lien fut très inquiet de cette envie. Il craignait qu’elle ne veuille déshabiller l’enfant et ne découvre la fourrure de Roux sur la poitrine et le ventre de Jdrien.

— Je préfère qu’il reste sur la couchette, dit-il. Comme sa mère est morte je ne veux pas qu’il s’habitue à des bras féminins puisque je reste seul à m’occuper de lui.

La femme parut accepter l’explication, se contenta de se pencher vers l’enfant et de l’agacer de mots ridicules et bébêtes. Jdrien la regardait avec une telle intensité qu’elle finit par rejoindre son mari sur la banquette.

— Cet enfant a l’air très en avance sur son âge dit-elle, presque soupçonneuse. Ne craignez-vous pas qu’il ait froid ? Il ne porte qu’un petit pyjama léger.

— Il n’est pas frileux, dit Lien, et il fait très bon dans ce train.

— Vous trouvez ! s’exclama le mari… On gèle, oui… Ils sont de plus en plus mal chauffés. Comme River Station, d’ailleurs. Nous quittons cette ville sans regret pour aller nous installer à Chapel Station. Nous avons acheté un commerce d’objets pieux. Là-bas les Néo-Catholiques font du bon travail, ne lésinent pas sur le chauffage.

Lien se souvenait de cette ville religieuse où les Néo-Catholiques avaient construit une cathédrale en glace, la seule existant dans la Concession de la Compagnie où toute construction immobile était proscrite. Même les palais des chefs de stations et des gouverneurs n’étaient que des maisons sur roues.

— Et nous préférons ne plus voir ces abominables Roux, dit la femme.

Le dôme de Chapel Station était autonettoyant et les Néo-Catholiques n’utilisaient aucun Roux. La hiérarchie religieuse était d’ailleurs très partagée sur les Hommes du Froid. D’un côté elle envoyait des missionnaires pour les convertir et Lien en connaissait au moins un, le frère Pierre. D’autre part les ultras vitupéraient contre les Roux en affirmant qu’ils étaient les envoyés du démon et du mal. Le froid ayant été un châtiment de Dieu, ils ne pouvaient être que des émanations de l’enfer. Frère Ignace prêchait, dans la plupart des stations, ce dogme-là.

— Il se passe d’étranges choses, dit le mari, mais l’arrivée d’une hôtesse chargée d’un plateau lui coupa la parole et le fit même pâlir d’inquiétude.

Ces femmes de la Compagnie étaient également des indicatrices avérées. Elle leur servit du thé, des sortes de galettes vaguement sucrées.

— Voulez-vous du lait pour l’enfant ?

— S’il vous plaît, oui.

Elle en apporta un petit pot et Lien prépara une bouillie qu’il réussit à faire avaler à Jdrien. Depuis le départ de Jdrou il avait perdu un peu de poids, suite à ce sevrage brutal.

— Je disais… dit l’homme.

— Tu ne devrais pas parler aussi imprudemment, dit sa femme… Monsieur ne désire peut-être pas écouter tes plaintes…

— Ne vous inquiétez pas, dit Lien, je n’appartiens pas au service ferroviaire.

— Nous non plus. Nous nous appelons Fravo… Nous avions un commerce d’alimentation, mais avec les nouvelles restrictions c’est devenu trop peu rentable. En récompense de notre fidélité à l’Église, l’évêque nous a recommandés pour cette boutique de Chapel Station. Mais il a fallu faire aussi un emprunt, et la Banque diocésaine nous a prêté ce que nous désirions.

— Oui, dit le mari, et à un bon taux.

Il mangeait gloutonnement ses galettes sur lesquelles sa femme étendait du miel synthétique. Elle en donna à Lien pour le bébé.

— Ça lui fait quel âge ?

— Huit mois, dit le glaciologue en ajoutant deux mois à l’âge réel de l’enfant.

— Quel adorable poupon !

Heureusement l’obscurité vint vite et chacun s’installa dans sa couchette. La lumière n’était donnée que par périodes régulières, quelques minutes chaque heure.

— Voulez-vous une couverture pour l’enfant ? demanda Mme Fravo.

— Non, tout va bien, répondit-il.

Sous sa main le front de Jdrien était moite de transpiration. Peu habitué à une température aussi élevée, le bébé avait très chaud et il devrait veiller à ce qu’il ne se déshydrate pas. Il se réveilla régulièrement pour le faire boire. Grâce au biberon acheté avant le départ il n’avait aucun mal à le faire, encore que Jdrien ait marqué une certaine répugnance au début pour la tétine. Ce qui amena Lien à rêver des seins de Jdrou, à leurs pointes longues et grenues qui avaient la forme et la couleur d’un fruit de l’ancien temps, deux taches roses à travers la fourrure cuivrée de la jeune femme. Un désir douloureux le tint éveillé. Il espérait retrouver la jeune femme et sa tribu à Salt Station, la forcer à revenir à des sentiments plus maternels. Mais il ne se faisait aucune illusion.

Bien avant l’aube ils furent immobilisés dans une petite gare perdue dans les glaces. L’express avait dû abandonner la priorité à des convois que l’on entendait gronder dans le lointain. Certainement des bâtiments de la flotte en route pour le front de l’est.

Lorsque le jour se leva, ce jour maladif et sale que la Terre connaissait désormais, Mme Fravo alla prendre un bain dans la salle de bains centrale, revint furieuse car l’eau était à peine tiède. Elle était glacée, affirma-t-elle, et elle se remit dans sa couchette. Tournant son visage lourd vers Lien elle ne quitta pas le bébé du regard.

— Vous êtes sûr qu’il n’est pas malade ? Il transpire, semble-t-il.

Lien avait beau essuyer le petit visage, la peau de Jdrien luisait de sueur. Il aurait fallu le mettre tout nu et encore ! Mais la présence de cette femme certainement peu encline à la tolérance l’en empêchait.

— Vous devriez appeler l’infirmière du convoi, recommanda-t-elle.

— Il a toujours aussi chaud, dit-il… Je le connais bien.

— Sa mère est morte, m’avez-vous dit ?

— Oui… Je suis seul à m’en occuper… Je vais dans le nord rejoindre ma sœur qui s’en chargera.

La même hôtesse servit le petit déjeuner, du thé en quantité illimitée, des galettes avec un beurre de renne, des tranches de viande rissolées.

— Si vous désirez autre chose vous devrez aller au wagon-restaurant pour cela et prévoir un supplément, annonça-t-elle. Aujourd’hui il y a des pommes de terre à la crème et de la salade de poisson fumé.

— Oh ! dit Fravo, je vais aller m’en payer une bonne assiette. Veux-tu que je t’en rapporte ?

— Juste un peu de bière, dit sa femme, et de la vodka s’ils en vendent.

Lien aurait bien aimé qu’elle disparaisse un instant. Il aurait déshabillé l’enfant, l’aurait changé. Il essaya à plusieurs reprises d’occuper la salle de bains du wagon mais elle était toujours guettée par une douzaine de personnes.

— Si vous ne le changez pas il va avoir des fesses enflammées, ce pauvre petit.

— Oui, je vais m’en occuper, dit Lien… Pour ne pas vous gêner je vais m’installer au-dessus, sur les couchettes de secours.

— Ce n’est pas la peine. J’ai eu quatre enfants et j’ai l’habitude.

— Je ne veux pas être envahissant.

Il fit très vite pour changer les langes. L’urine de Jdrien était très forte et une odeur d’ammoniaque envahit le compartiment.

— Vous êtes sûr qu’il n’a rien aux reins ? Ce n’est pas normal, dit la voix de Mme Fravo en dessous.

— Non, c’est toujours ainsi.

En fait Jdrien devait avoir un petit problème à cause de la chaleur. Il faudrait qu’il le fasse boire encore plus. S’il avait eu de l’argent il aurait loué une cabine, où il aurait été seul avec le bébé, mais il aurait dû dépenser deux fois plus.

Juste comme il achevait de rhabiller Jdrien elle passa une tête curieuse entre les couchettes mais ne put rien voir de suspect. D’ailleurs son mari revint avec de la bière, de la vodka et de la salade de hareng. Elle se jeta sur la nourriture avec voracité, mélangea la bière et la vodka.

Vers le milieu du jour Lien put avoir accès à la salle de bains, et emmena l’enfant avec lui. Il prit un bain puis lava Jdrien dans une eau à peine tiède et le bébé, d’abord surpris, se mit à rire aux éclats. C’était la première fois qu’il faisait connaissance avec l’élément liquide, du moins en si grande quantité. Lien essuya ensuite la fourrure de son ventre et de sa poitrine avec soin. Un instant il se demanda s’il n’aurait pas dû la couper et la raser pour plus de sécurité mais le pauvre enfant aurait certainement eu des démangeaisons.

Lorsqu’il revint les Fravo lui parlèrent des Roux, des bruits qui couraient.

— Ils sont en train de se révolter… La Compagnie nous le cache mais il y a des villes qui ont eu à souffrir de leurs excès. Ils sabotent les sas dans la nuit et des tas de gens meurent de froid. Ils n’ont plus qu’à entrer dans la ville pour piller, saccager.

— Violer, dit la femme, les yeux exorbités… Les malheureuses qui doivent subir ces horribles monstres… Je ne pouvais plus supporter de les voir sur le dôme de River Station avec leur saleté qui ballottait entre leurs jambes. Au moins à Chapel Station nous serons tranquilles… Et la ville est bien protégée par la milice diocésaine… Ils ont pris toutes leurs précautions.

Jdrien dormait paisiblement. Le bain lui avait fait du bien. Il avait bu des quantités énormes, d’ailleurs, et ne transpirait que très peu. Lien pensait à lui faire prendre un peu de sel pour éviter qu’il ne se déshydrate.

— Il paraît qu’il y a des commandos de Roux qui viennent de la Panaméricaine, qui s’enfoncent dans la Concession pour attaquer mille kilomètres plus loin…

— On dit aussi… dit la femme.

Elle regarda son mari, se pencha :

— Ils ont des bêtes étranges, des chiens à visage humain, des chevaux à tête de bœuf…

Lien aurait pu lui dire qu’il avait rencontré de tels animaux dans le grand nord, lorsqu’il avait abandonné les rails de la Compagnie pour le traîneau à chiens. Il cherchait l’ancien laboratoire de génétique où les Roux avaient vu le jour mais les Néo-Catholiques l’avaient détruit avant son arrivée. Ce laboratoire était à cette époque un lieu de culte pour les Roux.

— Des chiens qui ont aussi des mains en guise de pattes… Comment de tels cauchemars sont-ils possibles ?

— Vous savez, dit Lien, on dit que dans le sud, des animaux marins commencent à vouloir vivre en dehors des fonds sous-marins ; ceux qui ont besoin d’oxygène comme les baleines et les dauphins mais aussi des poulpes et des requins. On dit que des gens ont été attaqués sur les anciennes côtes de l’Afrique et de l’Amérique.

— Quelles horreurs, dit la femme en se signant. Mais je l’ai toujours dit. Il fallait détruire tous les Roux, jusqu’au dernier. C’est à cause d’eux que les mœurs se sont relâchées. Les enfants peuvent les voir s’accoupler en levant les yeux… Et les gens ne veulent plus travailler et se laissent nourrir par la Compagnie. Il faudrait envoyer des gens sur les dômes pour les nettoyer…

— Elle a raison, dit le mari… Tous ces feignants dans les confins des stations… D’accord ils se contentent de peu mais enfin… Il faut quand même leur fournir un minimum…

À l’heure du repas, ils préférèrent le wagon-restaurant tandis que Lien acceptait le plateau qu’apportait une autre hôtesse, plus jeune, plus gentille. Elle taquina un peu l’enfant, s’offrit pour aider Lien. Elle paraissait attendrie par ce père célibataire et il eut le plus grand mal à refuser.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dit-elle, j’occupe le compartiment 17 la nuit. Je ne fais que le jour aujourd’hui.

Peut-être une invite et il fut brusquement assailli par un besoin brutal de faire l’amour. Il la regarda d’une telle façon qu’elle rougit mais n’essaya pas de partir. Elle était jolie, avait une poitrine très forte. L’uniforme lui seyait malgré le pantalon en tissu épais et trop large. Elle avait dû le recouper avec prudence pour ne pas indisposer ses supérieurs.

— Merci, dit-il, mais tout ira bien.

— Vous pourriez louer une cabine sur le réseau polaire… Ça ne vous coûtera que quatre dollars de majoration.

— C’est une excellente idée, dit-il. Je vous remercie.

Dans le début de l’après-midi il céda au sommeil. Toute la nuit il avait dû régulièrement donner de l’eau à Jdrien et avait mal dormi. Lorsqu’il se réveilla il vit que Mme Fravo achevait de s’asseoir en face de lui. Mais de façon furtive, comme si elle s’était levée pour se pencher sur le bébé et, surprise par son réveil, s’était dépêchée de reprendre sa place. Il regarda Jdrien et vit qu’on avait dérangé ses vêtements et qu’une touffe de poils cuivrés apparaissait. Pris de panique, il resta d’abord immobile puis, sans précipitation, cacha cette fourrure révélatrice. Si cette femme avait découvert que l’enfant était un métis de Roux elle allait le dénoncer. Non seulement aux Néo-Catholiques mais aux agents de la Compagnie. Pour les premiers, forniquer avec les Roux était un acte de bestialité, et pour les autres aucun enfant métis n’avait le droit de vivre dans le monde du Chaud. De toute façon, les relations sexuelles entre les deux races étaient considérées avec horreur même par des gens tolérants.

Il eut l’impression que le couple changeait d’attitude à son égard. Ils étaient allés prendre le thé au wagon-restaurant et la femme avait dû faire part de ses doutes au mari. Dans la soirée ils atteindraient Chapel Station et une fois là-bas les Fravo le dénonceraient assurément.

Il s’efforça de rester tranquille mais consulta clandestinement un indicateur de la Compagnie. Il lui fallait quitter ce convoi dans une station de triage, prendre une autre direction, quitte à monter plus tard dans un convoi se dirigeant vers le nord. Il avait dit à ces gens-là qu’il rejoignait sa sœur sur le réseau polaire et on le chercherait là-bas.

L’instant le plus propice lui parut le moment du dîner. S’il n’était pas dérouté ou immobilisé, l’express ferait halte dans Y Station.

Lorsque le couple le quitta, non sans un dernier regard appuyé, il rassembla ses affaires et se tint prêt. Y Station approchait. Il sauterait sur le quai, prendrait un convoi pour l’ouest. Dans le milieu de la nuit il arriverait à Grand Star Station, la ville numéro un de la Compagnie, et trouverait là-bas tous les express qu’il souhaitait pour rejoindre le nord.

La jolie hôtesse le surprit dans ses préparatifs alors qu’elle apportait le plateau-repas.

— Mais vous n’avez pas à descendre, dit-elle… Vous ne trouverez pas de convoi pour le réseau polaire…

— Je sais, mais je dois partir… dit-il.

Elle posa le plateau sur la petite table pliante, le regarda d’un air songeur.

— Si je reste dans ce train, dit-il, je serai arrêté à Chapel Station. Ce couple a découvert que je me cachais… Je suis un déserteur et je ne veux pas retourner à l’armée pour pouvoir m’occuper de mon fils. Sinon il ira dans un orphelinat de la Compagnie et je ne le reverrai pas. Je ne peux pas vous cacher la vérité.

— Vous êtes un déserteur, vraiment ? Je me doutais que vous n’étiez pas tranquille…

Elle regarda le bébé :

— Je suis désolée… Ce serait affreux qu’il aille dans un orphelinat. Moi, j’ai été élevée dans un orphelinat… Et la Compagnie m’a ensuite choisie pour ce poste d’hôtesse… Je me souviens de ce calvaire que j’ai subi.

On estimait à un agent sur deux le nombre d’orphelins recueillis par la Compagnie et formés pour l’administration ferroviaire. En général, ils lui restaient dévoués toute leur vie.

— Je ne veux pas que vous soyez repris, dit-elle… Attendez…

Elle laissa le plateau, disparut durant quelques minutes. Le convoi ralentissait pour pénétrer dans le sas de Y Station lorsqu’elle revint.

— Vite, prenez le bébé et suivez-moi…

Elle s’occupa des bagages et le poussa devant elle jusqu’à ce qu’il pénètre dans le compartiment 17. Elle referma la porte, un peu haletante.

— Vous êtes chez moi. C’est mon appartement permanent… Lorsque je suis de repos je reste ici… Je ne sais où aller. Aucune visite n’est à craindre, sauf une inspection d’un chef de train mais je les connais tous maintenant. Installez-vous et mettez l’enfant sur cette couchette.

L’endroit était étroit mais confortable et disposait d’un minuscule cabinet de toilette avec un bloc sanitaire, ce qui soulagea Lien qui venait brusquement de penser que des allées et venues obligatoires auraient pu le trahir.

— Si jamais quelqu’un essayait d’entrer, cachez-vous au-dessus. Dans la couchette qui se rabat, il y a un espace.

Elle rougit :

— J’y ai déjà caché des amis qui ont fait un bout de voyage avec moi et qui n’avaient pas de quoi payer leur billet… Maintenant il faut que j’aille achever mon service.

— Merci, dit-il.

— Ne vous inquiétez pas, je ne veux pas que cet enfant soit placé dans un orphelinat. Il est si mignon.

Il la retint un instant en lui prenant la main :

— Je m’appelle Lien, Lien Rag et vous ?

— Mouna Day… Day est un nom très utilisé dans les orphelinats de la Compagnie.

Mouna avait cru à sa fable en partie exacte. Il était toujours un déserteur mais Jdrien n’aurait pas eu droit à un orphelinat. Il se demandait avec angoisse quel serait le sort de Jdrien si par malheur on découvrait qu’il avait du sang de Roux dans les veines. De toute façon le peuple du Chaud le rejetterait sans pitié et l’exposerait sur la glace où il ne tarderait pas à mourir.

En attendant le retour de Mouna il put déshabiller l’enfant, lui faire avaler de la nourriture, de l’eau et même un peu de sel. Il le lava soigneusement, l’installa sur la couchette du haut et resta dans l’obscurité à attendre avec anxiété la suite des événements.

Le convoi s’immobilisa dans Chapel Station vers neuf heures du soir et, en soulevant le rideau de la fenêtre, il put voir les quais de la ville, les allées et venues de prêtres, de missionnaires et de religieuses. L’endroit était propre, luxueux. Il devait y régner une bonne chaleur car les gens ne paraissaient pas autrement vêtus. Les Néo-Catholiques utilisaient d’anciens gisements de charbon pour chauffer leur ville. On disait qu’ils pouvaient vivre en autarcie et qu’ils ne toléraient que peu de chose de la Compagnie à laquelle ils recédaient du courant électrique. Il avait hâte que l’express reprenne la direction du nord.

Et puis lorsque l’heure du départ commença à être largement dépassée il se tint sur ses gardes. Ce n’était pas dû à quelque raison de priorité car il régnait une grande activité sur les quais. Il y avait des hommes de la Sécurité et des miliciens diocésains avec leur croix noire sur une tunique blanche. On devait fouiller le train parce que les Fravo l’avaient dénoncé. Donc cette femme avait vu la fourrure cuivrée sur le corps de l’enfant, donc Mouna Day savait maintenant pour quelles raisons il se cachait. Pourrait-elle oublier sa propre répugnance pour les Roux, ne pas le trahir ? Les agents de la Compagnie passaient pour les plus acharnés ennemis du peuple des Glaces.

Après deux heures de retard l’express commença de rouler lentement en direction du sas du nord. Et lorsqu’il fut franchi Lien fut imperceptiblement soulagé.

Il resta éveillé et s’efforça au calme lorsque la clé s’engagea dans la serrure. Mouna ne mit pas la lumière bien qu’elle eût droit à un circuit spécial d’éclairage, referma la porte dans l’obscurité.

— Vous dormez ? demanda-t-elle.

— Non. Je vous attendais.

— Je vous apporte à manger… Il y a aussi de la bouillie pour… pour le bébé…

— Vous êtes gentille.

— Vous m’avez menti.

— C’est exact… Vous devez maintenant tout savoir.

— Ces gens-là, ce couple, affirment que l’enfant est de race Rousse… Que vous avez dû l’avoir d’une Femme Rousse… C’est exact ?

— C’est la vérité.

— Vous êtes de notre race, vous ? Vous appartenez au monde du Chaud ?

— Oui, mais j’ai vécu sur le dôme d’une ville avec les Roux.

— Vous avez vraiment pu aimer une de ces femelles ?

Dans le noir elle haletait un peu. Il crut d’abord que c’était de peur et de dégoût d’être enfermée avec lui.

— Pourquoi l’avez-vous fait, par vice ?

Comme il allait répondre que c’était par amour il devina d’un coup la psychologie assez fruste de Mouna et fit une réponse qui ne pouvait que lui plaire.

— C’est ça, dit-il, par vice… J’ai toujours été attiré par les expériences sexuelles audacieuses…

Il y eut un silence lourd de sous-entendus.

L'Enfant des Glaces
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